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Cet homme




Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je ne veux pas ouvrir les yeux et que ça s’arrête, je ne veux pas revenir à la réalité. Pourtant, les dernières images s’estompent déjà. Je force autant que possible en utilisant tous les muscles de mon visage pour mener mes paupières à se fondre ensemble, à ne plus jamais se séparer, comme si ça allait me ramener en arrière, dans ce rêve plus grand que nature, plus vrai qu’aucun rêve ne pourrait l’être, à ce moment crucial où j’allais arriver à le rejoindre. Mais déjà, je ne vois plus que la noirceur derrière ces paravents oculaires, qui laisseront place à la lumière du jour dès que je lâcherai prise et qu’ils s’ouvriront. Dès que j’accepterai de laisser filer entre mes doigts cet homme, cette image d’un homme qui a croisé la route de mes rêves et dont je suis tombée amoureuse.

 

J’étais là, assise tout bonnement à une table de la terrasse de mon bistro préféré, sirotant mon drink qui devenait chaud à cause des vifs rayons du soleil.  Tellement absorbée par la lecture de mon livre, je ne remarquais pas les passants sur la rue ni mes voisins de table, qui faisaient parfois place à de nouveaux clients, que je ne remarquais pas davantage que les précédents. J’étais dans ma bulle, comme isolée du reste du monde, jusqu’à ce que mon drink, ayant si chaud qu’il transpirait la condensation à grosses gouttes, laisse une marre sur la table, tout près du bord, et décide de me rafraîchir doucement la cuisse de sa liquide tiédeur. C’est à ce moment que j’avais levé les yeux pour la première fois depuis très longtemps, pour constater les dégâts et les éponger distraitement avec ma serviette de table. Jusqu’à ce que mes yeux soient attirés par lui, à l’autre bout de la terrasse, me tournant le dos. J’en avais alors totalement oublié la petite chute d’eau sur ma cuisse.

Qui était cet homme? Depuis quand était-il là? Pourquoi je n’arrivais pas à détourner mon regard de son dos dans son t-shirt blanc juste assez moulant, de sa nuque, de ses cheveux courts d’un brun noisette et qui sentait divinement bon, j’en étais certaine? J’étais comme une gamine qui vit son premier coup de foudre, tout au ralenti, comme si le monde arrêtait de tourner. Ne manquait plus que cet homme se lève, se retourne vers moi, marche d’un pas assuré dans ma direction, le regard séducteur, et passe à côté de moi sans me jeter un seul regard pour que la scène typiquement Hollywoodienne soit parfaite. Figée dans mon mouvement, la serviette de table dans une main, mon livre dans l’autre, les petites gouttes d’eau me tombant une à une sur la cuisse à intervalle régulier, hypnotisée, j’étais sortie de ma torpeur quand mon livre avait glissé de mes doigts pour aller s’affaler sur le sol. Je m’étais penchée pour le ramasser et, une fois relevée, j’avais cherché l’homme du regard. Sa place était vide et un couple s’apprêtait à lui succéder à sa table. Je l’avais cherché des yeux, mais rien à faire, je ne le voyais plus. Je m’étais levée d’un bond et m’étais dirigée vers la sortie, laissant mon drink toujours à moitié bu en plan. Je ne savais pas pourquoi, mais cet homme, je devais le trouver. Un simple regard vers lui, sans même réussir à le voir vraiment, avait suffi pour que je sache qu’il était celui que je cherchais, que j’attendais, que je voulais.

Une fois dans la rue, j’avais plusieurs fois regardé des deux côtés, essayant de le retrouver dans la foule des passants. Après plusieurs coups d’œil, je l’avais aperçu. Son dos dans son t-shirt blanc juste assez moulant, sa nuque, ses cheveux courts d’un brun noisette et qui sentaient divinement bon, j’en étais certaine, mais je voulais quand même les sentir pour en avoir la preuve. Je m’étais donc lancée presque en courant dans sa direction, en laissant juste assez de distance pour ne pas le perdre de vue, mais le suivant d’assez loin pour qu’il ne sente pas ma présence. Malgré tout, j’étais nerveuse. J’ai regardé beaucoup de suspenses et de films policiers dans ma vie, où l’on voit plein de gens faire ça comme des pros sans se faire prendre, mais c’est plus difficile que ça en a l’air. Mon cœur battait la chamade, je ne savais pas trop ce que j’étais en train de faire, ni comment je devais le faire. Puis, finalement, plus je marchais derrière lui, plus je le regardais, plus je savais que je devais lui parler, l’aborder, du moins lui faire savoir que j’existe. Mais voilà qu’arrivée à une intersection, la distance que j’avais gardée avec lui me jouait un tour. Il était maintenant de l’autre côté de la rue, et j’étais coincée à une lumière rouge. Je le voyais marcher tout droit, puis tourner sur sa droite pour monter un escalier. Il allait rentrer. Je ne voulais pas cogner chez lui, de peur qu’il ne soit pas seul. Alors, comme une folle, je me suis subitement mise à courir à travers les voitures, leurs retentissants klaxons m’enveloppant de tous côtés, j’étais Jason Statham au féminin dans une de ses prenantes poursuites, et je voulais crier son nom, mais je ne le connaissais pas. Au moment où je me débattais dans la circulation et qu’il s’immergeait dans l’immeuble, je me suis réveillée. Cet homme, même sans nom, ni visage, ni apparence réelle, m’a subjuguée et, pourtant bien consciente que ce n’était qu’un rêve, il me hante. J’ai besoin de lui.




 

À force d’avoir flâné dans mon lit, je me suis mise en retard. Je cours mettre la cafetière en marche, puis retourne m’habiller en vitesse, avant d’aller me faire deux tartines au beurre d’arachide et à la confiture. En versant mon café dans ma tasse thermale, j’en renverse partout. Je suis trop distraite. Je ne vois pas le visage de cet homme dans ma soupe, mais je le vois dans la flaque de café sur mon comptoir. Je nettoie vaguement le tout avant de partir de chez moi en coup de vent pour ne pas rater mon autobus. Une petite course effrénée et je l’attrape de justesse, pour réaliser, pendant que je reprends mon souffle et que je mords dans ma première tartine, que j’ai enfilé mon chandail à l’envers. Décidément, l’effet de ce rêve, de cet homme, est indéniable.

Assise à mon bureau, fixant mon ordinateur, je ne suis absolument pas productive. Le regard absent, j’alterne entre ma boîte courriel où aucun nouveau message n’apparaît, la page d’un blanc immaculé de mon document Word toujours sans titre qui n’attend que d’être remplie avec mes mots, et mon esprit dans la lune. Mon rêve rejoue en boucle dans ma tête, cet homme occupe mes pensées en permanence, autant que le Duc de Nemours pouvait occuper les pensées de Mme de Clèves. Mais pourquoi je suis aussi perturbée, pourquoi ce rêve m’obsède autant? L’absence de cet homme crée un vide en moi, exactement comme lorsque deux amoureux sont séparés depuis trop longtemps et que ça leur fait mal de s’ennuyer l’un de l’autre, presque aussi pathétiquement que Bella dans le deuxième Twilight. Je la trouvais pitoyable, et voilà que je me prends à ressentir la même chose pour un homme qui n’existe même pas. Comment ça peut être possible de ressentir ce genre d’émotions pour le personnage d’un de mes rêves? Ces questions tournent dans ma tête et se répètent comme des échos. Chaque fois que je me rejoue ce rêve, chaque fois que je pense à lui, mon cœur se met à s’affoler et des papillons batifolent en moi.

Quand ma journée de travail se termine, je ne suis pas plus avancée dans mes tâches que je ne l’étais à mon arrivée. Du coup, je me dis qu’un bon verre, au soleil, avec un bon livre, ça me changerait les idées et ça me ferait du bien. Mon rêve m’aura au moins servi à trouver de quoi occuper ma soirée.

 

Attablée sur la terrasse, mon drink se réchauffant au soleil, je suis plongée dans ma lecture de Madame Bovary. J’ai beau l’avoir lu au moins cinq fois, je ne m’en lasse pas. Je me plonge dans les tristesses et les problèmes d’Emma comme s’ils étaient les miens, mais j’ai aussi de la pitié pour son pauvre Charles. Mais quelque chose vient me sortir de ma torpeur, vient me faire de l’ombre. Je relève la tête, mon cœur se met à battre à tout rompre. Un homme se tient devant moi.

Mon drink, ayant si chaud qu’il transpire la condensation à grosses gouttes, laisse une marre sur la table, tout près du bord, et décide de me rafraîchir doucement la cuisse de sa liquide tiédeur. Mais je n’en fais aucun cas. Tout ce qui m’importe, ce sont ses mots qui résonnent dans ma tête : «Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que je dois vous parler. Je ne sais pas qui vous êtes, je ne crois pas vous avoir déjà rencontré, mais j’ai rêvé de vous. »




 

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