2 Dans Fiction

Conne




Je me sens toute petite. Comme une bulle. Une toute petite bulle dans un grand bain moussant. Je me sens comme une conne. Une bonne à rien. Et pour faire exprès, j’ai l’impression que tous les regards sont braqués sur moi. Ça ne m’arrive jamais, ça. De toute manière, c’est juste dans ma tête. Tout le monde regarde ailleurs, tout le monde est trop occupé à déshabiller tout le monde du regard, bien trop occupé à regarder n’importe quoi pour porter leur attention sur moi. Moi. La petite bulle. La conne de petite bulle qui est prise dans l’autobus avec sa cage qui cache son chat malade, malade de moi, malade de la vie à cause de moi, et que je dois aller faire tuer parce que je suis incapable de m’occuper de lui comme n’importe qui aurait su le faire mieux que moi.

Malade parce que je n’ai pas été assez brillante pour ramasser la foutue petite épingle qui est tombée par terre et que lui, avec sa petite cervelle à peine plus grosse que celle d’un oiseau, a bouffé en pensant que c’était quelque chose qu’il pouvait manger. Ça a fini en déchirement de l’estomac. Et là, dans sa cage, dans l’autobus, il est presque déjà mort. Je suis là, dans ce foutu autobus, comme une conne, avec mon chat presque mort, et les seules personnes qui réagissent à ma présence, c’est pour me dire que mon chat ne semble pas bien. Parce qu’on sait bien que n’importe qui est gaga d’un chat dans une cage. Moi, j’ai envie de leur crier :

Espèces de crétins, vous pensez pas que je le sais qu’il va pas bien, criss! Arrêtez donc de le regarder comme si c’était une attraction! Il est en train de mourir devant vous, dans une maudite cage, dans un maudit autobus, pis vous avez rien d’autre à faire que de me dire qu’il semble pas bien! Bande d’épais!

Mais je me contente de les regarder, l’air méchant, et ils me fichent la paix. J’ai besoin d’un chat presque mort pour me faire remarquer. Donc dans à peine une heure, quand il va être mort pour de vrai, mon chat, je ne serai plus rien. Plus rien pour personne. Je vais rester la petite bulle dans le bain moussant, la petite bulle dans une piscine olympique, tiens! Et puis, un jour, la petite bulle va éclater, POP!, et personne ne va s’en rendre compte. Je vais aller rejoindre mon chat mort au ciel, mais je n’aurai pas déchiré mon estomac en bouffant une épingle qui traînait par terre à cause d’une conne qui ne l’aurait pas ramassé. Je vais mourir vieille parce que les gens cons ont la fâcheuse habitude de ne pas être tuables et d’être de plus en plus cons avec le temps. Il faudrait que je travaille là-dessus. Je vais devenir la pire vieille conne que le monde ait connue. J’aurai au moins réussi ça.

Après vingt-cinq minutes de transport en commun et cinq minutes de marche avec une cage plus grosse que moi cachant mon chat presque mort, j’arrive chez le vétérinaire. Pour une fois, je ne suis pas en retard. J’ai tué mon chat, c’est bien la moindre des choses que ça se passe à l’heure prévue et que je ne le fasse pas attendre plus longtemps. Mais, évidemment, les vétérinaires ont toujours du retard. Il devra attendre.

  Vous voyez pas qu’il est en train de mourir, mon chat? Vous êtes insensibles, ou quoi? Tuez-le pour de bon qu’on en finisse, merde!

Finalement, que dix minutes d’attente. Ce n’est pas si mal. Une chance que j’ai juste pensé mes insultes, sinon j’aurais dû m’excuser. Je suis la vétérinaire dans la salle faite pour tuer les chats, mon chat, celui qui est presque déjà mort dans la cage qui va finir par m’arracher le bras. Sa mort me pèse. Elle est lourde à porter. Je dis à la vétérinaire que je préfère qu’elle fasse ça vite, pas de bla-bla, je ne suis pas d’humeur, j’ai chaud, j’ai mal au cœur, je vais vomir le trop-plein de remord que j’ai et il ne mérite pas d’avoir ça comme dernier souvenir. Elle dit qu’elle comprend. Elle doit dire ça à tout le monde, pour être polie, mais elle me juge, c’est certain. Elle me prend pour une irresponsable, pour une tueuse de chats. Mais elle fait ça vite, à peine cinq minutes et c’est fini. Je regarde mon chat mort sur la table. Il ne bouge plus. Il ne respire plus. Il est mort pour de vrai.

Je suis conne. Je suis tellement conne. Tellement conne que la connerie me sort par les oreilles, je crache de la connerie, je chie de la connerie. J’ai une boule dans l’estomac. Une boule de poil pris en moi. J’ai mon chat dans la gorge, qui m’empêche de respirer, qui me met le cœur tout à l’envers. Mon cœur qui bat vite, vite, vite alors que le sien ne bat plus du tout.

Je refais le chemin en sens inverse jusque chez moi. Je traîne une cage vide qui est aussi lourde que si elle cachait encore mon chat presque mort, sinon plus. Mais les gens ne me parlent pas. Ils voient la cage vide et détournent le regard, retournant à leur occupation d’autobus, qui se résume à fixer le vide ou regarder défiler le paysage par la fenêtre en écoutant leur musique trop forte qu’ils se font un plaisir de partager avec tous les passagers qui n’ont pourtant rien demandé. Une cage vide, c’est moins attrayant qu’une cage cachant un petit chat, même presque mort.  Je suis conne et je ne suis rien. Une petite bulle conne dans l’autobus qui a son chat coincé dans la gorge. Ça ne paraît jamais bien une cage vide. Ils savent que mon chat n’est plus là. Ils ne savent pas pourquoi, mais le résultat reste le même.




 

Cinq jours. Cinq jours que je suis seule dans mon appartement, mon appartement bien trop grand pour moi toute seule. J’ai toujours mon chat dans la gorge, coincé bien profondément. Il n’y a rien pour le faire passer, le faire descendre, me faire digérer ce qui est arrivé, ce que je lui ai fait. Cette chose que j’aurais si facilement pu éviter. Je n’ai pas eu le courage de ranger tout le matériel félin. Ses jouets traînent encore partout, ses bols d’eau et de nourriture sont encore pleins sur le plancher de la cuisine, sa litière que je n’ai pas vidée commence à empester et ses poils recouvrent l’intégralité de mon appartement parce que je n’ai pas fait le ménage. C’est comme s’il était encore là, sauf que quand je l’appelle, quand je cris son nom aussi fort que je peux, que je le cherche partout, dans toutes ses cachettes préférées, sous le lit, sur son coussin, sur le dessus des armoires, je ne le vois pas, il ne vient pas, il ne me répond pas de son petit miaulement; il n’est pas là, il n’est nulle part.

Quand je regarde tout ça, c’est-à-dire tout le temps, parce que c’est partout chez moi, ça me rappelle que je suis conne. Mais tellement conne. La petite bulle est bel et bien toute seule maintenant, il n’y a plus rien dans son grand appartement pour lui tenir compagnie. C’est sans vie, c’est mort. Comme mon chat. Quand je sors, j’ai l’impression que tout le monde me regarde, tout le monde sent que quelque chose cloche avec moi. Je suis comme Hester Prynne, dans The Scarlett Letter, sauf que moi, je n’ai pas un A pour Adultère sur ma poitrine, c’est comme si j’avais un C pour vous savez tous quoi, comme si j’étais étiquetée, que je me l’étais fait tatouer dans le front et que tout le monde le voyait. Je sais que c’est dans ma tête, mais rien n’y fait, ça ne veut pas en sortir.

Ce n’est pas non plus comme s’il y avait juste ça que j’avais foiré dans ma vie. J’ai écourté la vie de mon chat d’une bonne dizaine d’années, c’est un fait, mais c’est loin d’être la seule connerie que j’ai réalisée. Tout ce que je fais foire. Je ne suis bonne à rien. Ce n’est pas de l’apitoiement, c’est un constat.  Ma vie amoureuse est un échec total, elle est tout simplement complètement absente. J’ai une vie, oui, quasi inexistante, mais réelle et surtout pas amoureuse. Un jour, je suis tombée sur une citation : « Ma vie c’est exactement comme une comédie romantique. Sauf qu’il n’y a aucune romance pis c’est juste moé qui ris d’mes propres jokes. » Je ne sais pas c’est de qui, je ne me souviens même pas où est-ce que j’ai lu ça, c’est peut-être juste un gars saoul qui a dit ça un soir dans un bar, mais je l’ai trouvé vraiment drôle. J’ai ri, mais j’ai ri jaune. Parce que c’est ça, ma vie. Qui voudrait bien d’une fille qui foire tout? La relation serait foutue d’avance, c’est bien évident. Alors je suis une éternelle célibataire qui s’endurcit avec le temps et qui s’était trouvé un peu de compagnies…

 

J’ai décidé d’aller prendre l’air. L’odeur persistante de la marde de mon chat mort qui repose toujours dans sa litière me monte à la tête et me lève le cœur. Je suis donc sortie pour une balade, puis je me suis retrouvée dans ce même foutu autobus, mais sans cage à porter cette fois. Je ne sais même pas pourquoi j’ai pris cet autobus, je n’avais aucune idée d’où je voulais aller. Peut-être qu’inconsciemment je voulais me faire du mal, revivre ce terrible événement pour m’ancrer encore plus profondément dans la tête à quel point je suis conne. Je suis entrée dans l’autobus et j’ai marché jusqu’à la première place libre que j’ai trouvée, les yeux baissés, comme si j’avais honte, comme si les passagers étaient exactement les mêmes que la dernière fois. C’était sûr que c’était eux, qu’ils allaient me reconnaître, me juger, chercher la cage et le chat, et me crier des injures, même, qui sait. Je me suis assise et j’ai fixé le sol un bon moment avant de relever les yeux.

Et là je l’ai vu. Lui, sa cage et son chat. Un tout petit chat, vraiment petit, vraiment mignon. Le genre de chat dans une cage qui attire l’attention vers son propriétaire. Même moi, la conne qui chiale contre les gens qui font ça, ceux qui ne s’occupent pas de leurs affaires et qui sont trop gagas d’un chat dans une cage, je le regarde et j’ai mon chat dans la gorge qui revient un peu plus fort encore. Plus je le regarde et plus ça me frappe. Il n’a pas l’air bien, son chat. Je dévie le regard pour voir son visage à lui et il n’a pas l’air d’aller bien non plus. Ses yeux pleins des larmes qu’il retient luisent au soleil. En voyant ça, ce gars et son chat devant moi, mes joues se mouillent de mes larmes. C’est trop. Il y a quelqu’un quelque part qui m’en veut vraiment beaucoup pour me faire vivre une situation comme ça. Mais quelle conne j’ai été de prendre ce foutu autobus! Je le vois, l’arrêt pour se rendre chez le vétérinaire est là, il sonne et se lève, portant sa cage, lourde malgré la si petite taille du chat qu’elle cache. Je ne peux pas m’empêcher de le suivre et de descendre de l’autobus avec lui, c’est comme un aimant. Il me voit le suivre et me rapprocher jusqu’à ce que j’arrive à sa hauteur.

–       Je sais pas ce que tu veux, mais je suis pas d’humeur, laisse-moi, qu’il me dit.

–       J’étais exactement dans la même situation que toi y’a cinq jours. Et je crois que j’aurais aimé avoir quelqu’un avec moi. Je te ferai pas chier, je vais juste…être là.

On s’est rendu ensemble chez le vétérinaire. Le même vétérinaire où mon chat mort doit encore reposer dans un gros congélateur avec d’autres chats morts. Le même congélateur dans lequel son chat mort à lui va aussi se retrouver très bientôt.

Je me sens toute petite. Comme une bulle. Une toute petite bulle dans un grand bain moussant. Je me sens comme une conne. Mais la petite bulle, la conne de petite bulle que je suis, bien maintenant, au moins, elle n’est plus toute seule. Elle est avec une autre petite bulle qui se trouve tout aussi conne. À deux, on va peut-être finir par arriver à quelque chose.




 

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2 Commentaires

  • Répondre
    Persephona
    21 janvier 2019 at 18 h 30 min

    Je crois que tu as presque réussi à me faire pleurer avec ce texte. C’est ultra poignant et bien écrit. Merci pour ce partage d’émotions.

  • Répondre
    Christian
    22 janvier 2019 at 3 h 50 min

    Bonjour,
    J’ai trouvé votre article sur WikiPen.fr.
    Merci, J’aime beacoup votre style d’écriture, on ne s’ennuit pas en vous lisant !

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