Tout au long de notre vie, la mort nous suit. Elle nous guette à chaque coin de rue, tout le temps. Dès qu’on naît, elle est là, tout près, et elle n’attend que le moment opportun pour nous frapper en pleine face. Dès qu’on naît, on ne sait jamais quand on va mourir, on sait juste que ça va arriver, parce que c’est comme ça que ça marche; on naît, puis on meurt.
C’est fou comment tout au long de notre vie, on a peur de mourir; on se dit toujours que ce serait trop tôt, qu’on a toujours encore tellement de choses à vivre. On ne comprend pas les gens qui disent être prêts à mourir. Même dans la maladie ou la vieillesse, on se dit que nous, on n’arrêterait jamais de se battre. Parce qu’on veut vivre, encore et encore, jusqu’à 100 ans, jusqu’à 1000 ans! La vie est trop courte, on ne peut jamais en avoir assez.
On ne comprend pas qu’une personne puisse être prête à mourir jusqu’à ce que nous-mêmes, tout d’un coup, sans qu’on s’y attende, on se retrouve dans cette situation.
J’ai 92 ans et maintenant, j’attends la mort. 92 ans, ce n’est pas 100 ans ni 1000 ans, et pourtant! J’attends sereinement que cette faucheuse vienne m’arracher à cette vie que j’ai jadis pourtant tant chérie.
Même si la vie n’a pas toujours été douce avec moi, je l’ai aimée. Je l’ai aimée, j’en ai profité – probablement pas assez, on n’en profite jamais assez -, mais maintenant, j’attends la fin. Je l’attends, mais elle ne vient pas, comme si mes prières d’antan s’exauçaient.
Chaque jour est de plus en plus long, de plus en plus pénible, de plus en plus insoutenable. La mort, cette salope, nous guette dès notre arrivée dans le monde et nous nargue jusqu’à la dernière putain de seconde. Maintenant que je suis prête, que je l’attends, elle ne vient pas. Mes reins, mon foie et mon pancréas ne fonctionnent plus, même mon coeur fait des siennes, mais lui, il ne lâche pas.
Tout au long de ma vie, j’ai eu des dizaines d’occasions de mourir, dans diverses circonstances, mais la mort m’a fait grâce de toutes ces années supplémentaires. Elle m’a laissé me jeter en bas d’un avion des dizaines de fois avec un simple parachute pour m’empêcher de me fracasser au sol et de devenir de la bouillie. Elle m’a laissé boire jusqu’à en perdre la carte et ne plus savoir où j’étais ni même qui j’étais. Elle m’a laissée faire une tonne de folies qui auraient pu m’être fatales.
Pourtant, la mort m’a entourée toute ma vie. Il ne m’est peut-être rien arrivé, à moi, mais je ne peux pas en dire autant des gens que j’ai aimés. J’ai perdu plus d’êtres chers que ça devrait être permis. Chaque fois, je remerciais la vie d’être aussi bonne avec moi et de ne jamais me quitter. J’ai déjoué la mort plus souvent qu’à mon tour et maintenant, elle me rend la monnaie de sa pièce.
À 92 ans, la mort m’a donné ce fameux coup en pleine face: cancer du foie qui n’attend qu’à se généraliser. Je n’arrive plus à manger ni à bouger. Je respire péniblement et je passe mes journées à dormir. T’as voulu me narguer de ton vivant, je vais te narguer dans la mort, qu’elle semble me dire. T’as voulu vivre longtemps et repousser les limites, tu vas le faire jusqu’à la fin. Salope.
Je suis vivante, mais à peine. Je n’ai plus vraiment conscience de l’endroit où je me trouve, de l’heure, de la journée, des gens qui m’entourent. J’entends des voix, mais je n’arrive plus à les identifier. Je ne suis pas mieux que morte, mais mon coeur qui bat encore subtilement m’empêche de l’être pour vrai. Je capte parfois des bribes de conversation, des Elle se bat, elle n’est pas prête à mourir.
Ce serait donc ça? Moi qui n’ai jamais voulu mourir, je croyais être prête, maintenant, mais inconsciemment, je me bats encore. Exactement comme j’ai toujours cru que je le ferais. Mais ça ne sert à rien, mon heure est venue, il n’y a aucun retour en arrière possible.
Me laisser aller. Lâcher prise. Pousser mon dernier souffle. Me délivrer de mon corps et m’élever vers un ailleurs, inconnu et angoissant, mais inévitable.
Allez, la Mort, je suis prête, je t’attends. Viens me chercher, une fois pour toutes, on va se réconcilier et se rappeler toutes les fois où je t’ai contré. On ira prendre un verre ensemble et on boira jusqu’à plus soif en célébrant ta victoire.